Mi-octobre j’étais invité à participer à l’édition locale de Numérique En Commun(s) organisée par la Ville de Metz. Les organisateurs m’ont ainsi proposé d’animer un atelier sur les parcours usagers. Avec une vingtaine de participants nous nous sommes intéressés à cette notion de parcours usagers, pendant 1h30. Habituellement j’anime cet atelier sur trois heures. Forcément il a fallu faire des coupes et orienter les débats, là où d’habitude je laisse le groupe plus libre de ces choix. Pour animer cet atelier j’ai utilisé d’une part mon kit de personnage présenté dans un précédent article et d’autre part une simulation de projet. L’objectif était d’amener à repenser les parcours usagers d’une autre manière. Je vous propose une restitution augmentée de cet atelier.
Niveaux d’intervention
L’usager arrive dans une structure avec une demande et se voit proposer trois modalités d’accompagnement possibles.
- Soit l’intervenant répond à sa demande en faisant à la place de l’usager
- Soit l’intervenant fait avec l’usager
- Soit il va lui transmettre un savoir
Il y a de nombreux paramètres qui entrent en compte dans la modalité de réponse : le niveau de compétence de l’usager, la complexité de la demande, le fait d’avoir du matériel, la compétence de la structure l’urgence de la demande …Mais schématiquement on retrouve ces trois niveaux d’intervention.
Diagnostic numérique de territoire
La première question qu’on peut se poser dans un diagnostic numérique de territoire est de savoir si ces trois niveaux sont présents pour tous les publics et toutes les demandes. A ce stade on devrait pouvoir observer certaines lacunes qui vont nourrir notre réflexion. Ainsi dans une ville de 30 000 habitants, un conseiller numérique a été embauché par le Centre Communal d’Action Sociale pour accompagner les seniors (plus de 60 ans) dans leurs usages numériques. A qui peut s’adresse un demandeur d’emploi de 45 ans qui aurait besoin d’aide ? Dispose t-il d’une solution sur le territoire ? Doit il aller sur le territoire voisin de 10 kilomètres ? A quoi ressemble concrètement son parcours ?
En établissant ce diagnostic à partir de situations concrètes, on observe vite des failles. L’analyse va nous permettre de préciser ces manques. Certains d’entre eux pourront être comblés rapidement, d’autres demanderont des arbitrages politiques qu’il nous faudra peut-être solliciter.
Etude de cas
Pour répondre à ces questions, nous réalisons alors une étude de cas. Chaque table se met d’accord pour étudier un cas parmi les trois présentés. Il n’y a aucun doublon. Dans cette phase l’animateur doit également questionner sur les cas écartés et les motifs de choix. Parfois les cas présentés sont les plus proches du quotidien des participants et sont choisis en ce sens. D’autres fois , les cas sont écartés car les participants estiment que les cas présentés ne relèvent pas de la médiation numérique. C’est ce qui s’est passé à Metz lorsqu’un groupe a écarté le personnage de Ahmed qui avait besoin d’aide pour assurer la visibilité en ligne de sa micro entreprise de bricolage à domicile. C’est dans des moments comme celui-ci où il est utile de rappeler que la médiation numérique, qui puise dans les racines de l’éducation populaire, a pour objectif de renforcer le pouvoir d’agir de chacun. En ce sens accompagner un bénéficiaire de RSA dans son projet de sortie positive de sa situation peu enviable répond bien aux attendus du médiateur numérique. Ce dernier ne se positionne pas en fonction des demandes reçues, mais bien des besoins des individus. Le cas de Véronique étudié par un autre groupe illustre parfaitement cette situation.
Véronique L.
Je travaille dans la médiation numérique depuis 2005. J’ai été responsable d’un Espace Public Numérique pendant douze ans . Je recevais environ 2 500 visites uniques par an. Jamais, je n’ai eu une demande d’une femme me demandant de se libérer de l’emprise numérique de son conjoint. Du coup si je réponds à la demande des usagers, jamais je n’aborde cette thématique. C’est dans cet esprit que j’invite non pas à répondre à la demande, mais aux besoins de l’usager. Et quand on considère les besoins de l’usager, il faut prendre le temps de voir plus loin qu’une réponse uniquement portée sur le numérique.
En effet dans cette situation Véronique a besoin de mettre à jours ses identifiants de connexion, de sécuriser ses appareils numériques et de réaliser des démarches administratives. Comme je l’ai expliqué à Metz, un médiateur numérique n’a aucune difficulté pour paramétrer un compte Facebook, ou faire une mise à jour du situation familiale sur le site de la CAF. Ce sont des cas assez simples à régler qui ne nécessitent pas de haute technicité. Ceci étant, pour participer à un atelier « Paramétrer son compte Facebook », il faudra peut être attendre que ce dernier soit programmé en atelier collectif, ou obtenir un rendez-vous individuel avec un médiateur numérique. Il faut prendre en considération que Véronique dans ce cas présent devra se déplacer à l’autre bout de la ville et attendre une semaine pour être prise en charge. Autant le médiateur numérique saura accompagner à ces manipulations numériques, autant ce n’est pas son travail, ni même sa mission que d’accompagner Véronique dans l’épreuve qu’elle traverse. Quoiqu’il en soit Véronique a besoin d’une réponse rapide et complète, adaptée à sa situation.
Adapter
Le groupe était d’accord pour dire qu’on n’ allait pas envoyer Véronique dans un atelier « hygiène numérique ». D’une part cela supposait que cet atelier existe , et d’autre part qu’il ait lieu dans un délai raisonnable. Sans compter que ce type d’atelier n’est peut être présent que sur une territoire donné , alors qu’il y a d’autres Véronique dans d’autres territoires. De leur point de vue la meilleure solution était d’intégrer cet atelier hygiène numérique dans le parcours d’accompagnement de Véronique. Concrètement cela signifie que c’est le travailleur social qui est le mieux placé pour accompagner Véronique sur cette question. Ainsi le médiateur numérique ne va pas intervenir directement auprès de Véronique mais, en amont, en formant les travailleurs sociaux à cet enjeu adapté à ce contexte particulier. Ainsi le parcours de Véronique devient plus fluide. L’accompagnement à l’hygiène numérique est abordé dés sa prise en charge par une association de soutien aux victimes de violence conjugale. Le médiateur numérique reste en soutien en second rideau en cas de problème particulier. Il assure également une veille régulière sur cette thématique pour les accompagnants. Il continue d’assurer la formation de ces derniers, aussi bien en formation initiale qu’en formation continue. Il capitalise sur les éléments de suivis quantitatifs et qualitatifs pour donner de la visibilité à son action en temps qu’effet levier.
Établir le processus
Comme nous l’avons vu , la première étape a consisté a trouver une réponse adaptée à la situation. Le processus pourrait se formuler ainsi : chaque victime supposée de violence conjugale se voit proposer une mise à l’abri numérique. Concrètement cette mise à l’abri numérique consiste à empêcher l’ex partenaire d’entrer en contact avec la victime par le biais des outils numériques. Cela suppose une redéfinition de l’ensemble des mots de passe numérique, ainsi qu’un renforcement des paramètres de confidentialité au moins. La mise à l’abri numérique est réalisée par le travailleur social référent de cette victime. Le médiateur numérique forme le travailleur social et assure un suivi qualitatif et quantitatif de l’action. Dans sa première année de mise en oeuvre, une expérimentation est menée sur les travailleurs sociaux de la ville centre intervenants dans le champ des violences conjugales. L’objectif est que 100 % des victimes bénéficient d’une mise à l’abri numérique. Il faut de plus, donner la possibilité au travailleur social d’agir à la place de la victime. On peut effectivement raisonnablement penser que certaines victimes seront dans une situation de détresse psychologique tel qu’il faudra agir à leur place et dans leur intérêt. Cette notion nécessite d’être cadrée juridiquement vis à vis du RGPD car, de fait, la mise à l’abri numérique implique de manipuler des données personnelles. Enfin, il faut pouvoir transmettre les éléments nécessaires à la victime pour qu’elle puisse dans la durée gérer son identité numérique de manière renforcée. Et pour cela il faut passer du cas d’espèce à la généralisation.
Généraliser
Dans le cadre d’une mise à l’abri numérique, le médiateur numérique va ainsi former des travailleurs sociaux pour qu’ils puissent accompagner Véronique dans des actions relevant de l’hygiène numérique. Pour autant en prenant plus de recul, on peut se rendre compte que cette notion peut être partagée au plus grand nombre. Du reste, l’agence nationale de la sécurité des systèmes d’information propose chaque mois d’octobre des sensibilisation et des ressources dans le cadre du cybermois (voir un précédent article). De nombreux acteurs ont conscience de l’importance de l’enjeu mais ne savent pas comment l’aborder. Soit ils considèrent le sujet comme trop technique, soit ils ne s’estiment pas compétents pour aborder cette question. Le rôle du médiateur numérique est justement de rendre cette thématique accessible. Cela peut passer par un escape game, la tenue d’un café vie privée, ou par exemple un ciné débat (autour de l’excellent film Nothing To Hide par exemple). On peut tout aussi bien proposer une exposition sur la mécanique d’une arnaque (comme celle de la filière africaine), expliquer les conséquences d’une cyberattaque, et bien sur à chaque fois rappeler les conseils de prudence élémentaires (pour lesquels on peut organiser un concours d’affiches). L’objectif alors de cette nouvelle phase est d’associer de nouveaux partenaires locaux dans la prise en compte de cet enjeu pour mutualiser et diversifier les approches et les publics. Je vois régulièrement dans mon magazine municipal des conseils de jardinage, je n’y ai jamais vu des conseils de sécurité informatique.
Evaluer
Il y a plusieurs manières d’aborder la réponse à un problème donnée dans la médiation numérique. La tendance actuelle est de considérer la médiation numérique dans un esprit serviciel. On cherche à savoir si le médiateur numérique a répondu à la demande formulée par l’usager. Cette méthode ne me paraît pas satisfaisante. D’une part, elle se base uniquement sur les demandes formulées et non sur les besoins analysés. En 2012, j’avais indiqué que la Veille était une des cinq compétences clefs du médiateur numérique. Le médiateur numérique doit, non seulement observer les besoins numériques de son territoire, mais également les devancer. Très concrètement, il devrait déjà proposer des séances autour de l’Intelligence Artificielle et non attendre qu’on le sollicite sur ce sujet.
Bien entendu il faut évaluer si nous avons répondu concrètement à la demande concernant Véronique. Mais nous devons également nous y avons répondu pour analyser l’impact de notre réponse. Si le médiateur numérique embarque tout un territoire sur les questions d’hygiène numérique son niveau de réponse est largement différent d’une réponse technosolutionniste qui se contenterait de paramétrer le téléphone de Véronique. Et même dans ce cas de figure, il est important de mesurer si la réponse apportée perdure dans le temps. L’objectif est il de répondre à la demande sur l’instant, ou de donner les éléments nécessaires pour que l’usager modifie ces comportements dans la durée ?
La méthode Kirkpatrick
À la fin des années 50, Donald Kirkpatrick a défini un modèle d’évaluation de la formation basé sur 4 niveaux d’évaluation. Chaque niveau est construit à partir des informations des niveaux précédents. Autrement dit un niveau supérieur est une évaluation plus fine et plus rigoureuse du niveau qui le précède.
- Le niveau 1 va questionner la satisfaction de l’usager.
- Le niveau 2 va permettre de vérifier si il a bien acquis les compétences transmises. Pix nous permet d’objectiver ce niveau d’évaluation.
- Le niveau 3 va vérifier si il le fait dans la durée (avec une évaluation en situation réelle par exemple)
- Le niveau 4 va évaluer l’impact de cette formation par rapport à son environnement.
Dans le niveau 4, on va mesurer si le fait de former les salariés d’une entreprise aux risques d’arnaques par mail a eu pour conséquence d’augmenter le niveau de défense générale de l’entreprise sur ce type de menace.
Sur ce niveau 4, le médiateur numérique évaluera également l’impact social de son action à travers la toile des capabilités que j’ai présenté dans un précédent article.
Un parcours d’obstacle
Le parcours d’un usager est semé d’embûche. Il faut imaginer à la fois tout ce qui l’a amené à nous et tout ce qui va suivre après. Quand je le peux j’organise des mises en situation réelles. Renvoyer un usager vers un partenaire c’est intégrer que dans un cas sur trois il n’ira pas et que sa démarche s’arrétera à nous, sans être résolue. Et encore on ne parle que de ceux qu viennent vers le médiateur numérique. On élude tout ceux qui ne viennent pas , parfois pour de bonnes raisons et vers qui on ne va pas, faute de temps et de moyens.