Pendant très longtemps, on a voulu nous faire croire que l’espace numérique était distinct de l’espace physique.On parlait d’« espace virtuel », comme s’il s’agissait d’un monde à part, détaché des rapports sociaux, des corps, des dominations et des violences.
Mais à mesure que les usages numériques se sont développés, une évidence s’est imposée collectivement.L’espace numérique est un prolongement direct de l’espace physique.
Il en reproduit les règles, les hiérarchies, les normes. Et surtout, il en amplifie les inégalités.
Toutes les injustices que l’on observe dans la société hors ligne se retrouvent en ligne : inégalités sociales, raciales, économiques, territoriales… et bien sûr les inégalités de genre.
Mais plus qu’un simple reflet, l’espace numérique agit comme un miroir grossissant, une caisse de résonance, et parfois même un révélateur brutal de ces rapports de domination.
Dans le numérique, les inégalités ne sont pas seulement reproduites :
elles sont exacerbées.
Erreur système
Prenez quelques instants.
Notez mentalement les sites, applications et plateformes que vous utilisez quotidiennement.
Il y a de fortes chances qu’il s’agisse majoritairement (pour ne pas dire exclusivement) de produits américains.
Ces outils, omniprésents dans nos vies, ont été conçus, pensés et développés dans des environnements largement dominés par des hommes blancs, anglo-saxons, issus de milieux privilégiés.
Ce sont eux qui écrivent les règles.
Ce sont eux qui décident ce qui est visible, acceptable, tolérable… ou censuré.
Les femmes y sont massivement sous-représentées.
Et lorsqu’elles le sont, les femmes racisées le sont encore davantage.
Quand elles apparaissent, c’est trop souvent au travers de stéréotypes réducteurs, assignées à leur fonction reproductive ou à des rôles secondaires.
Lorsqu’elles prennent la parole, lorsqu’elles s’expriment politiquement, publiquement, ou simplement existent en dehors des cadres attendus, elles deviennent des cibles.
Insultes, propos sexistes, menaces, cyberharcèlement : la violence numérique est devenue un bruit de fond permanent.
En France, les femmes représentent moins de 40 % des journalistes dans l’espace médiatique.
Leur temps de parole est lui aussi minoritaire.
Cette sous-représentation a des conséquences directes :
les femmes sont également moins présentes sur Wikipédia, car pour exister sur l’encyclopédie en ligne, il faut être citée par des sources médiatiques… elles-mêmes majoritairement masculines.
Sans actions volontaristes, sans militantisme, sans correction consciente de ces biais,
l’espace numérique devient un espace interdit aux femmes.
L’arbre et la fôret
Les décisions récentes des grandes plateformes ne font que confirmer cette dynamique. Au début de l’année 2025, Meta — maison mère de Facebook et Instagram — a publié de nouveaux standards de publication.
Mark Zuckerberg y affirme qu’il est désormais autorisé de comparer les femmes à des objets du quotidien ou à des biens matériels. Ce n’est pas une dérive. Ce n’est pas un accident. C’est un choix politique.
Dans une décision rendue le 10 octobre 2025, la Défenseure des droits a dénoncé une discrimination indirecte liée au sexe dans le système de diffusion des offres d’emploi sur Facebook. (Voir : https://gw.hacdn.io/media/documents/251022_Decision_from_DDD_French.pdf)
La plateforme traitait différemment les utilisateurs selon leur genre, limitant l’accès de certaines catégories de personnes à des opportunités professionnelles.
Ce cas n’est pas isolé.
Il illustre une réalité plus large : les algorithmes ne sont pas neutres.
Ils traduisent, renforcent et automatisent des biais existants.
Free Nipples
Rappelons également que les mamelons féminins sont censurés sur Facebook et Instagram, à l’exception de rares cas : allaitement, prévention contre le cancer.
Les tétons masculins, eux, ne posent aucun problème.
Cette règle absurde a conduit à la censure d’œuvres d’art, jugées « pornographiques » simplement parce qu’elles représentaient des corps féminins.
En 2015, le PDG d’Instagram justifiait cette politique en expliquant que la plateforme souhaitait rester accessible aux moins de 17 ans.
Instagram a choisi cette catégorie d’âge, car les adolescents constituent une cible stratégique majeure.
Ce choix n’est pas neutre.
Chaque application est tenue par Apple de définir une tranche d’âge, et cette classification conditionne les règles de modération.
Instagram aurait pu changer de catégorie.
Il ne l’a pas fait.
En 2020, l’actrice Marion Cotillard a vu une photo d’elle, prise à l’âge de huit ans, torse nu, supprimée pour « nudité infantile ».
Une photographie familiale, sans aucune connotation sexuelle, effacée par un algorithme incapable de distinguer un corps d’un danger.
Briser le silence
Depuis le 10 octobre dernier, Meta a officiellement interdit toute publicité politique, électorale ou sociale sur Facebook, Instagram et Threads dans l’Union européenne.
Concrètement, il n’est plus possible de sponsoriser une publication portant sur un enjeu de société. Toute l’ambiguïté réside dans la définition même de ce qu’est un « enjeu social ».
Une enquête du journal The Guardian révèle que Facebook, Instagram et WhatsApp ont supprimé ou restreint les comptes de plus de cinquante organisations dont en particulier des structures facilitant l’accès à l’avortement, des associations féministes, ou encore des groupes LGBTQIA+.
Leur visibilité a été réduite, parfois jusqu’à l’invisibilisation totale. Meta invoque les règles européennes, jugées trop contraignantes. Dans le même temps, aux États-Unis, le groupe promeut sans retenue des discours rétrogrades, en phase avec une politique ultraconservatrice portée notamment par Donald Trump.
Ce double discours est révélateur. et doit nous interroger collectivement, et individuellement.
Formater le système ?
La question est finalement simple :
souhaitons-nous continuer à soutenir des entreprises qui agissent directement contre les femmes et les minorités ? Si la réponse est non, deux chemins s’ouvrent. Le premier consiste à comprendre.
À approfondir ces sujets, à documenter les mécanismes à l’œuvre.
À ce titre, le travail de la journaliste Mathilde SALIOU, notamment dans son livre Technoféminisme, est une lecture essentielle. (Voir le site de Mathilde SALIOU)
Le second consiste à agir. Supprimer ses comptes. Changer d’outils. Explorer des alternatives.
Sortir, progressivement ou radicalement, de ces écosystèmes toxiques.
Ce chemin n’est pas simple. Il n’est pas confortable. Il n’est pas neutre.
Pour l’avoir emprunté, je sais combien il peut être difficile de s’engager dans ce voyage sans billet retour.
C’est pourquoi je propose mon appui, à titre individuel ou collectif, pour accompagner ces transitions, ouvrir des espaces de discussion, et rendre visibles ces enjeux là où ils sont encore trop souvent passés sous silence.